Le printemps de 1846 fut témoin d'un drame bien navrant, d'un événement bien tragique qui jeta la consternation dans toute la population des Bois-Francs et dans bon nombre de paroisses du fleuve. Une jeune enfant fut enlevée par des misérables sauvages, laissant toute une famille dans la tristesse et dans la désolation la plus profonde.


En 1840, M. Dominique Desharnais et sa courageuse épouse, Rose Fortier, entendant parler de la fertilité des terres de Stanfold, se décidèrent à venir y tenter fortune. Ils quittaient un petit établissement dont ils étaient en possession dans la paroisse de Ste-Croix, comté de Lotbinière. Leur famille se composait de cinq enfant dont l'aîné, Élie, était âgé de 20 ans. Ils achetèrent un demi-lot (partie du 26e lot du 10e rang de Stanfold), près de la grande ligne de Bulstrode, et, quelques semaines après, ils en vendirent deux arpents à leur fils Élie, qui s'engagea à en payer la valeur par un campeau de ce lot qu'il devait faire à la charrue. Comme on le voit la fortune de M. Élie Desharnais n'était pas extraordinaire. Cependant, avec son énergie indomptable et son courage héroïque, il a pu se faire un bel établissement agricole, sur lequel il éleva sa famille, avec une bonne aisance. En 1841, M. Élie Desharnais épousa Luce Sévigny, fille d'Alexis Sévigny et de Luce Gagnon.


C'était une femme de dévouement qui, par son amour du travail et son esprit d'économie, a contribué, dans une large mesure à la prospérité et au bonheur de son époux. L'année suivante, il leur naquit une enfant à laquelle ils donnèrent le nom de Philomène. C'est cette enfant qui va jouer le rôle dominant dans le récit qui va suivre.


Ils découvrirent un chemin...


En 1842, M. Élie Desharnais et M. Gilbert Lemay-Poudrier pénétrèrent dans l'épaisse forêt, en arrière de leur cabane, pour se préparer des auges dont ils avaient besoin pour faire le sucre au printemps; et, dans leur excursion, ils découvrirent un chemin qui longeait la grande ligne de Bulstrode et qui allait aboutir à la Rivière Bécancour, Saint-Louis de Blandford.


Ce chemin était praticable pour les voitures en hiver; et dans l'été, on le parcourait à pied, mais non sans y rencontrer des marais profonds et de périlleux endroits. Ce chemin, M. Élie Desharnais l'a souvent parcouru quand il se rendait à Saint-Louis de Blandford pour se procurer les provisions de bouche nécessaires à sa famille.


M. Élie Desharnais avait loué, en société avec son frère, M. Isidore Desharnais, une sucrerie située dans Bulstrode, à environ vingt arpents de sa demeure, non loin de la Coupe-Walker aujourd'hui, et il était occupé à y faire du sucre dans le printemps de 1846. C'était le 14 avril, jour des Rameaux. Dans l'après-midi, Madame Desharnais se prépara à s'en retourner à son logis, mais l'enfant manifesta un vif désir de passer la nuit à la cabane avec son père. Le temps était bien beau et l'on pouvait offrir un bon lit à la petite. Alors il fut décidé qu'elle passerait la nuit à la sucrerie et que son père la conduirait à sa demeure le lendemain, dans le cours de la journée. Après un bon sommeil, le lendemain matin, il y avait force besogne à expédier. La nuit avait été claire; une forte gelée s'était produite et un soleil radieux et chaud annonçait une grosse coulée.


Absence momentanée


Après avoir allumé le feu sous les chaudrons, pris toutes les précautions pour qu'il n'arrivât aucun accident à l'enfant, et fait force recommandations, Élie partit avec son frère pour faire la visite des érables et cueillir l'eau. En arrivant de sa première tournée, Élie Desharnais trouva sa petite fille assise sur le lit, pâle et paraissant en proie à une terreur profonde.


           - Qu'as-tu? lui demanda-t-il.


           - Rien, répondit l'enfant.


À toutes les questions pressantes qui lui furent adressées, Philomène répondait qu'elle n'avait rien vu d'étrange. Une vive préoccupation s'empara alors de l'esprit de M. Desharnais. Cependant, les érables continuaient toujours à donner une eau beaucoup plus sucrée et en abondance, et comme le sucre était alors pour nos pauvres colons presque l'unique source de revenus, il se décida, malgré une terrible répugnance, à s'éloigner une seconde fois de la cabane, avec l'intention bien arrêtée de revenir aussitôt que possible. Il le fit; mais en arrivant à sa cabane il n'y trouva pas sa petite fille. Quelle déception! Celle qu'il avait laissée là, une heure auparavant, n'y était plus. Le pauvre père ne fut pas trop inquiet tout d'abord, pensant qu'elle avait probablement pris le chemin de la maison, ennuyée qu'elle était de sa mère.


Prendre le chemin de sa demeure fut pour Desharnais l'affaire d'un instant. Quel ne fut pas son étonnement d'apprendre qu'on n'avait ni vu ni entendu l'enfant!


L'enfant est disparue


Figurez-vous le chagrin, le désespoir de ce pauvre père, de cette tendre mère: l'aînée de leur famille était disparue! Où la retrouver? Un malheur lui était-il arrivé? Comment expliquer cette subite disparition?


Immédiatement on donna l'alarme; les voisins furent prévenus. Il n'était pas encore nuit que déjà des recherches se faisaient de tous côtés. On fouilla, on vida tous les puits, on sonda les fondrières, on chercha dans les bois, on ne trouva rien.


Pendant que les pauvres parents, les amis, les voisins faisaient des recherches, les ravisseurs, de leur côté, ne restaient pas inactifs. N'ayant pas été soupçonnés tout de suite, ils avaient eu le temps de faire une longue route, favorisés qu'ils étaient par l'état de la forêt à cette saison de l'année, la neige étant toute disparue et leur passage ne laissant pas de traces.


Dès que le jour reparut, on se remit à faire une battue dans la forêt. On apprit de source à peu près certaine que des sauvages avaient été vus près de la rivière Nicolet. Madame Desharnais eut comme une intuition que son enfant avait été enlevée par eux.


On organise des recherches


On s'organisa par bandes et l'on parcourut toute la forêt comprise entre les Rivières Nicolet et Bécancour; plus de cent hommes prirent part à ces recherches. Vains efforts, toutes ces démarches ne donnèrent aucun résultat.


On ne trouva pas l'enfant, on ne découvrit pas d'indices qu'elle avait été enlevée ou dévorée par les ours ou les loups qui, très souvent, étaient vus ou entendus dans les environs.


On abandonna les perquisitions, les recherches, mais la pauvre mère restait convaincue que son enfant n'était pas morte, qu'elle vivait en possession de cruels sauvages et que, Dieu aidant, elle retrouverait cette pauvre petite martyre. Aussi, que de prières ferventes ne faisait-elle pas, cette pauvre mère désolée!


Un indice


Des indiscrétions commises par certains sauvages eurent pour effet de fixer l'attention. On apprit par ces racontars que des sauvages étrangers à la tribu des Abénakis, dans le but de se venger de certaines prétendues injustices, avaient enlevé une petite fille blanche, mais on ne disait pas dans quelle partie du pays avait été commis le vol, ni où se trouvait la captive.


Durant le temps que l'on faisait des conjectures, la pauvre petite fille était bel et bien en la possession de sauvages qui, pour éviter d'être appréhendés, emmenèrent leur petite captive avec eux jusqu'au Saguenay, où ils demeurèrent tout l'été et l'hiver suivant.


Pendant tout ce laps de temps, la pauvre petite fille avait à souffrir les plus cruels tourments de la part de ses ravisseurs.


Ils lui arrachaient les cils, les sourcils, lui faisaient brûler les ongles des doigts et des orteils dans des fourneaux de calumet. On lui enduisait le corps d'une matière grasse, et on l'exposait ainsi à la fumée d'un bûcher, dans le seul but de lui donner une couleur basanée comme celle des enfants des bois.


On pratiquait sur le corps de la pauvre petite captive tous les tourments, toutes les tortures que la cruauté et la barbarie les plus raffinées pouvaient suggérer.


Les ravisseurs reviennent aux Trois-Rivières


Au printemps de 1847, à l'ouverture de la navigation, nos sauvages revinrent par la voie du St-Maurice aux Trois-Rivières.


De là, ils traversèrent le St-Laurent et se rendirent à St-Grégoire. La surveillance étrange dont ils entouraient leur prétendue enfant éveilla les soupçons et attira l'attention des gens. Cette enfant, se disait-on, n'appartient certainement pas à ces sauvages nouvellement arrivés. Le souvenir de la petite fille enlevée à Stanfold, l'année précédente, les confirmait davantage dans cette supposition qui, du reste, était bien fondée.


Par des moyens détournés, surtout en faisant parler la petite, on constata, à ne plus douter, qu'elle était réellement de famille canadienne; car, bien qu'elle s'exprimât assez bien en faisant usage de la langue de ses détenteurs, son accent canadien la trahissait.


Les sauvages, eux, se voyait à une assez grande distance de l'endroit où ils avaient accompli leur vol criminel et barbare, au milieu d'une population de cultivateurs qui semblaient ignorer complètement ce qui en était, se croyaient en parfaite sécurité.


Ils vivaient sans inquiétude et sans crainte, comptant toujours garder cette victime qu'ils avaient ravie à l'affection de ses parents.


La petite victime est rendue aux parents


Une demoiselle Hébert, qui visitait assez souvent les sauvages de l'endroit et qui possédait leur confiance, eut l'idée d'arracher des mains de ces misérables la petite esclave.


On avisa donc avec beaucoup de prudence aux moyens d'opérer la délivrance de la petite prisonnière. Un moment favorable se présenta. Mlle Hébert et un M. Larivière, de St-Grégoire, enlevèrent secrètement la petite Philomène et la firent conduire chez ses parents à Stanfold.


Je n'entreprendrai pas de décrire le bonheur que goûtèrent ces heureux parents en revoyant au milieu d'eux celle qu'ils pleuraient depuis plus d'un an et qu'ils n'espéraient plus revoir sur cette terre.


La joie semblait être revenue dans cette demeure depuis si longtemps désolée.


Mais hélas! cette tranquilité devait être de courte durée.


Après trois mois de recherches, de perquisitions comme savent en faire les sauvages, ils apprirent que l'enfant était entre les mains de ses parents.


Les ravisseurs veulent la reprendre


Ils ourdirent de nouveau l'infâme projet de la ravir. C'est alors qu'on vit arriver dans le canton de Stanfold ces indignes voleurs d'enfants. La présence de ces sauvages jeta l'alarme et l'émoi dans la localité. La famille Desharnais, plus que toute autre, avait raison de craindre et d'être dans la consternation. L'idée que le malheur de l'année précédente pouvait se renouveler, que leur enfant pouvait être de nouveau enlevée, était pour eux un cruel martyre.


Car il n'y avait pas à en douter, ces misérables voulaient se venger et reconquérir leur proie.


Que d'inquiétudes, que de soucis donc pour ces infortunés parents!


Témoin des perquisitions que les sauvages faisaient dans. les environs de sa demeure, craignant avec grande raison que les sauvages lui ravissent de nouveau sa chère enfant, M. Desharnais était obligé de la tenir continuellement cachée.


Elle est placée dans un couvent à Ste-Croix


En face d'un pareil danger, M. Desharnais prit le sage parti de la conduire à Ste-Croix, comté de Lotbinière, et la plaça au couvent, sous les soins d'une de ses soeurs faisant partie de la communauté.


Cette fois, on la croyait enfin en lieu sûr et les parents espéraient que leurs craintes allaient se dissiper. Illusions! Les sauvages apprirent par leurs amis le lieu de la retraite de leur victime. Se rendre à Ste-Croix fut pour eux l'affaire d'un instant, et là, ils tentèrent de se faire livrer l'enfant, qu'il réclamaient comme leur appartenant, menaçant de faire brûler la maison si on ne s'exécutait pas de bonne grâce. Ce ne fut que par l'intervention des autorités civiles que l'on réussit à les faire déguerpir.


Par crainte, elle est placée à la maison-mère à Québec


Craignant que le séjour de la petite fille chez elles ne fût la cause de voies de fait de la part des sauvages, les dames religieuses prirent le parti de diriger leur petite pensionnaire du côté de Québec, où elle fut placée dans leur maison-mère; là, enfin, elle se trouva en parfaite sécurité.


Philomène Desharnais ne revint que longtemps après chez ses parents, qui purent enfin jouir sans crainte de la présence de leur enfant bien-aimée.


Mademoiselle Philomène Desharnais épousait, quelques années plus tard; Monsieur Esdras Beaudet, du canton de Stanfold.


M. Esdras Beaudet est décédé en 1895, tandis que son épouse, Philomène Desharnais, décédait en 1917. Elle était la mère de M. l'abbé Alfred Beaudet, autrefois professeur au Séminaire de Nicolet et présentement retiré à la paroisse Notre-Dame de l'Assomption de Victoriaville.

Enlèvement d'une jeune enfant par les sauvages

Texte paru en 1925 dans « Les Bois-Francs » de l'abbé Charles-Édouard Mailhot, pp 262-267.

Note : Thérèse Beaudet, petite-fille de Philomène, m'a demandé de rectifier certains faits, qu'elle tient de sa mère Vitaline Huot, épouse d'Albert Beaudet. Vitaline tient de sa belle-mère ces faits, à savoir:


Il est faux de prétendre qu'elle fut maltraitée, qu'on lui a arraché les ongles, etc.. Au contraire, ils en ont pris bien soin, elle les aimait, elles les appelait son papa et sa maman sauvage... !


Fernande Trottier, 1992-10-13